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La Terre Verte – Interview d’Alain Ayroles et Hervé Tanquerelle

A la fin du livre, vous remerciez Guy Delcourt pour 30 ans de discussions shakespeariennes...

Alain Ayroles : Guy doit avoir vu à peu près toutes les pièces de Shakespeare qui ont pu être faites en version originale ou française ! En 30 ans, on a souvent parlé de Shakespeare. Raconter une histoire shakespearienne a fait son chemin chez moi.

Quand on a lu votre œuvre, on sait que le milieu théâtral ne vous est pas non plus inconnu...

Alain Ayroles : Avec De cape et de crocs, je m’étais intéressé à Molière. Là, je suis allé de l’autre côté de la Manche. C'était peut-être un peu présomptueux de vouloir reprendre un personnage de Shakespeare mais en même temps ça a été vraiment un exercice passionnant d’essayer de retrouver les sonorités de la langue de Shakespeare et la dramaturgie shakespearienne qui correspondait à la thématique que je voulais traiter.

Hervé, faire se passer cet exil au Groenland, est-ce le fruit de votre impulsion parce que vous connaissiez le sujet ?

Hervé Tanquerelle : Non ce n’est pas sous mon impulsion : j'ai su qu’ Alain voulait travailler avec moi via un ami, Fred Blanchard pour le citer, qui a dû te donner mon numéro de téléphone, Alain. Je pense que c'est toi qui m’as appelé. Je ne savais pas ce que me voulait ce garçon, puis très rapidement, il m'a expliqué de quoi allait traiter le sujet : le Groenland viking. Alors, le Groenland, je dis : oui c'est sûr qu’effectivement je comprends pourquoi tu m'appelles ! Et Viking, cela tombe très bien : j'avais accumulé énormément de documentation depuis quelques années parce que j'avais voulu faire un projet avec Gwen de Bonneval sur les Vikings, qui ne s’est jamais fait finalement, donc j'avais lu quelques bouquins.

Et surtout cette période très spécifique : la colonie viking au Groenland. J'avais aussi lu un livre notamment de Jared Diamond qui s'appelle Effondrement et qui traite en partie de cette civilisation viking disparue corps et âme. A partir du moment où Alain m'a dit ça, je me suis dit : c'est super, ça me tente et en plus ça va être facile : je connais bien les Vikings, il y a un peu de doc mais ça va être simple… Mais je ne connaissais pas le garçon ! Ça n’a pas été non plus une torture, mais il y avait une exigence commune et c'est vrai que ça a été un travail très minutieux, très poussé. À la fois au niveau du dessin et du scénario, des intentions des personnages aussi. Il y a eu des échanges et des apports mutuels comme ça tout au long du bouquin : d'être juste dans ce qu'on fait, dans ce qu'on dit, dans ce qu'on dessine, dans la manière dont on fait jouer les personnages. Et c'est vrai qu'on retrouvait chez l'un, chez l'autre, le souci de la justesse donc ça enclenchait des conversations, des réflexions sur tout ça.

Est-ce qu'il y a vraiment de la documentation sur les Vikings ?

Alain Ayroles : Il y a très peu de documentation. Cependant, par exemple, sur les costumes de la fin de la période viking au Groenland, on a quelques témoignages parce que le sol était gelé du fait d’un petit âge glaciaire : tout s'était refroidi et ils n'arrivaient pas à ensevelir les corps conformément donc les corps étaient conservés par le gel. Ce qui a fait qu'on a retrouvé des tombes où les vêtements étaient à peu près intactes, et on a pu remarquer qu'ils avaient encore des vêtements de laine et des vêtements à l'européenne. C'est-à-dire qu'ils avaient des chaperons, des justaucorps comme les Européens d’à peu près la même époque. Ils n’avaient absolument pas une tenue adaptée au climat dans lequel ils vivaient.

Après, ça a été pas mal d'extrapolation sur le reste, on a réinventé à notre manière, en essayant quand même de se baser sur des choses véridiques. La documentation est assez parcimonieuse sur cette période, on n’a pas grand-chose sur le début de la colonisation Viking par exemple. Ensuite plus la période avance plus les témoignages deviennent rares. A la fin, on a vraiment que quelques vagues informations.

Moi, j'ai utilisé certaines sources historiques pour des idées de scènes. J'ai triché un petit peu avec la chronologie : j'ai rapproché des événements qui avaient eu lieu à 50 ans ou à 100 ans de distance mais qui, d'un point de vue dramaturgique, fonctionnaient bien. Par exemple, l'histoire de ce mari jaloux qui accuse un homme comme étant l'amant de sa femme et cet amant finit sur un bûcher avec une situation totalement absurde dans un pays où il y a une pénurie de bois et où on va dresser un bûcher et consumer les dernières bûches à disposition !

Extrait de La Terre Verte

Extrait de La Terre Verte © Delcourt, 2025, Hervé Tanquerelle, Isabel Merlet et Alain Ayroles

Hervé Tanquerelle : Il aurait pu être brûlé à la tourbe.

Alain Ayroles : Ben on n'en sait rien. Quelques détails comme ça. Cette histoire de moine, le moine Mathias, c'est une des dernières sources qu'on a sur la colonie Viking, avec le pape Innocent VIII. Le pape de l'époque, donc on est à la rampe de la Renaissance et le pape se rend compte que depuis l'an 1000 à peu près, il existe un évêché au Groenland mais ça fait au moins 100 ans qu'un évêque n'a pas été nommé et qu'on n’a pas de nouvelles de ce diocèse-là. Donc il décide de nommer un évêque et il choisit un moine bénédictin danois du nom de Mathias Kludson, qui accepte de partir là-bas. Mais on n’en sait pas plus. On ne sait même pas s'il est réellement parti pour le Groenland, on a seulement utilisé ce prétexte historique pour développer les premières étapes du récit.

Il y a plusieurs séquences avec des pages muettes, comme le chant épique par le scalde. Pour un dessinateur, c'est une récréation, un défi, un niveau de difficulté différent ?

Hervé Tanquerelle : C'est une récréation ! J'aime beaucoup travailler sans texte. Au contraire, ça laisse toute la place au dessin, à une narration. Quoi qu'il en soit, les narrations muettes c'est assez exigeant, mais excitant à faire. Je fais quelque chose que j'apprécie énormément. De faire la bataille de Bosworth, le dernier gros morceau à la fin de l'album. Quand j'étais petit, j'adorais dessiner des guerres et des centaines de petits soldats sur une feuille, mais ce n’était pas pareil.
Et l'autre séquence muette c'est le massacre des morses, donc là aussi il y avait une fresque graphique, en même temps, c'est plutôt violent. Isabelle Merlet, la coloriste, avait du mal avec les couleurs, pour toutes ces scènes de sang.

Alain Ayroles : récompenser cette scène-là qui évoque évidemment le titre rouge de La terre verte, effectivement assez sanglant, et le massacre des morses en répartie sans doute de ce qui est le plus indé des passages les plus violents. Là, c'est assez frontal. Le massacre des Inuits par exemple est beaucoup plus suggéré. C'est la nuit, on devine. Mais ça n’en est que plus horrible parce qu’Hervé l’a traité avec des noirs très intenses et on devine ce qui se passe dans l'ombre. Moi c'est encore plus violent que si c'était montré de manière explicite.

Hervé Tanquerelle : C'est toujours compliqué de traiter la violence. Ne serait-ce que pour la dénoncer, ce n’est pas simple parce qu'on l'esthétise forcément. C'est une question qui m'intéresse beaucoup, notamment au cinéma, qui peut me mettre très mal à l'aise quand il y a trop d'esthétique qui peut aussi la rendre fascinante. C'est très complexe de répondre là-dessus. Par exemple à un moment j'ai du dessiner un homme où l'on voit son poing ensanglanté, parce que je me dis : « Bah, quand tu donnes un coup de poing, au bout d'un moment si tu en donnes trois quatre, tu saignes aussi des jointures et donc tu as forcément du sang partout. Et ne pas le faire, ça pourrait être un souci esthétique d'être moins violent mais je voulais que la violence soit explicite, réaliste, je ne vois pas pourquoi je censurerais ça.

Mais j'ai quand même dû jongler pendant tout le bouquin sur une ligne de retraite parce qu’il y avait à la fois un côté très théâtral, très à refroidi, outre la symbolique et le côté très réaliste, très naturaliste.

Les apartés de Richard quand on s'adresse au lecteur là on a l'impression d'être au théâtre en plus, pas dans toutes les séquences mais souvent le fond devient noir à ce moment-là on se retrouve un peu. J'imagine que ce n’est pas par hasard. Il y a que vers la fin où il se trouve à l'extérieur et du coup il y avait un peu de décor.

Mais quand on est à l'intérieur, tout de suite on est complice de sa fourberie. Mais oui, c'est une méthode. Le premier aparté nous a donné du fil à retordre. Le lecteur ne sait pas encore qu'il va s'adresser à lui, donc il faut qu’on y arrive progressivement et qu'on comprenne. Et la mise en scène a été complexe. Il a fallu revenir dessus pour éviter de figer les personnages derrière lui.

Donc écrire des dialogues ciselés. J'ai vu des adaptations de Shakespeare. Effectivement on retrouve parfois l'éloquence, une certaine cruauté dans le détail, mais en même temps une poésie malgré tout. Est-ce que vous vous êtes inspiré des traductions en français ou est-ce que c'est votre propre style qui ressort finalement ?

Alain Ayroles : En fait, c’est très difficile à traduire. Souvent, dès qu'une des œuvres de Shakespeare est montée au théâtre, on refait une nouvelle traduction. C'est souvent assez insatisfaisant parce qu’à la base c'est écrit en vers, des vers anglais basés sur la rythmique et qui sont très difficiles à retranscrire en français. Donc il y a généralement traduire en prose. Cette versification est difficile à restituer.

C'est une chose qui est très typique de Shakespeare, le rythme. Avoir un rythme, trouver une musicalité, forcément on a pas la même qu'en anglais, mais avoir une certaine musicalité dans les phrases. Quelque chose d’un peu cyclique.
Et les images aussi. Il y a beaucoup d'images, de métaphores assez hardies et souvent très suggestives, parfois très alambiquées, mais toujours percutantes.

On a été confronté à un problème par rapport à la bande dessinée, c'est l'espace occupé par des textes de déclamations. J'avais déjà un peu été confronté à ça dans De cape et de crocs. Dans une bulle, ce n’est pas facile. On a un problème d'espace. Le centimètre carré reste important !

Richard III est parfois presque sympathique le temps d’une case mais pas très longtemps. Est-ce qu’en écrivant le scénario, vous avez parfois eu la tentation de le faire basculer vers le positif, avec par exemple un happy end ?

Alain Ayroles : Par rapport au personnage de Richard, non. Mais la fin est plus heureuse que celle envisagée au début : au fur et à mesure de l'histoire Ingeborg, le seul personnage vraiment positif et solaire de cette histoire, prend de plus en plus de corps et de force. Finalement, elle devient l'héroïne et elle représente un espoir que je n'avais pas forcément envisagé au début de l'histoire mais qui s'est imposé. Elle a réussi à m’imposer une fin presque heureuse.
Mais pour en revenir à cette histoire de Richard, on est plutôt content que les gens nous disent qu’effectivement il est parfois sympathique et qu'on se demande si peut-être il va finir par basculer du bon côté. Et ça, on s'est posé plein de fois la question. On se demandait si les gens allaient y croire ou l’espérer.

Hervé Tanquerelle : C'est qu’évidemment oui, ça marche. Quand j'ai travaillé sur son visage, je le faisais très souvent avec une expression plutôt mauvaise voir sardonique et deux ou trois fois, Alain m'a demandé de le faire sous un jour sympathique, presque pur, innocent. Et ça c'était un petit défi parce que c'est un personnage qu'on a tout le temps envie de dessiner avec ce regard mauvais qu'il a sur la couverture.

Est-ce que c'est possible ? Est-ce que cette personne ne peut avoir l'air sympathique ? Et c'est chouette parce que c'est très bien passé. C'est là aussi que les personnages prennent vie clairement et si le lecteur y croit un peu, je me dis « bah, c'est qu'on a réussi ».
Dans cette histoire, il y a des personnages complexes avec des sentiments ambivalents ou paradoxaux, parfois, notamment Ingeborg. Et ce n’est pas forcément facile ni à écrire ni à dessiner.

Extrait de La Terre Verte
Extrait de La Terre Verte © Delcourt, 2025, Hervé Tanquerelle, Isabel Merlet et Alain Ayroles

Je ne sais pas comment vous avez fait pour anticiper parce que l'histoire sort pile au moment où le Groenland est au cœur de l’actualité. Trump est un de vos amis ?


J'ai commencé à prendre les premières notes il y a à peu près 5 ans et j'avais déjà vu le premier mandat de Trump. Il avait déjà commencé à en parler mais je n'avais pas prêté attention à tout ça, ça c'était un peu noyé dans la masse de saloperie de ses déclarations intempestives. Mais par contre avec ce que j'avais entendu, j'avais commencé à penser un peu le personnage de Richard III.

Ce qui m’a traversé l’esprit, c’est bien sûr tous ces autocrates contemporains. On a l’impression qu’ils gagnent du terrain, qu’ils étendent leur influence à travers le monde. Ce qui m’interpelle, c’est cette soif de pouvoir qui les dévore, au point de les rendre fous. Et surtout, ils entraînent derrière eux des peuples aveuglés par des promesses, qu’ils mènent droit dans le mur, dans une sorte de course vers la mort.

Ce type de personnage, au départ cynique, avide de pouvoir pour le pouvoir, finit par se croire investi d’une mission. Il se prend au jeu, se pense sauveur, prophète même. C’est un phénomène qu’on observe bien chez des despotes : une forme d’auto-intoxication, où ils finissent par croire à leurs propres mensonges. Et cette illusion les rend capables du pire. Quand leur peuple se retourne contre eux, ils n’hésitent pas à le réprimer violemment, comme s’ils ne comprenaient pas pourquoi on les rejette après tout ce qu’ils ont "donné".

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